Tunisie : Peut-on réguler les réseaux sociaux sans tomber dans la censure ? (Parole aux experts)

Le communiqué publié par les ministres de la justice, de l’intérieur et des nouvelles technologies concernant la régulation des réseaux sociaux soulève des questions fondamentales. A l’heure de la digitalisation du monde et de l’accès à l’information, est-il possible de réguler les réseaux sociaux ? Comment définir la ligne entre droit à la critique d’une part et désinformation d’autre part ? Comment éviter que la régulation ne tourne à la répression ?
Des experts en cybersécurité sous couvert d’anonymat, ont bien voulu répondre à nos questions.
Les chiffres des réseaux sociaux à connaître en Tunisie en 2023*
Au premier trimestre 2022, Facebook a supprimé 1,6 milliard de faux comptes. Les faux comptes sont considérés comme des comptes créés pour représenter des entités non humaines ou avec une intention malveillante.
Le nombre d’utilisateurs a diminué pour la première fois en Tunisie avec 8 642 700 utilisateurs en janvier 2022 et 8 032 900 utilisateurs en janvier 2023, ce qui signifie que 72.73% des Tunisiens utilisent activement les réseaux sociaux chaque mois. Les plateformes les plus populaires chez les Tunisiens sont Facebook et Instagram.
Le nombre d’utilisateurs des réseaux sociaux en Tunisie a diminué de 609 800 utilisateurs entre 2022 et 2023.
8 032 900 personnes en Tunisie utilisent Facebook, Instagram, TikTok ou Linkedin tous les mois. La réunion des réseaux sociaux touche ainsi 72.73% de la population.
(*source: Etude de Digital Discovery publiée en janvier 2023 )
Techniquement tout est possible
L’avènement des réseaux sociaux a bouleversé la façon dont les citoyens expriment leurs opinions et participent au débat public. En Tunisie, comme ailleurs, l’utilisation des plateformes en ligne a offert une nouvelle voie pour la libre expression et la critique. Cependant, cette liberté n’est pas sans limites, et un équilibre fragile doit être maintenu entre la dissuasion des comportements inappropriés et la préservation des principes démocratiques.
Selon l’un de nos experts en cybersécurité, les gouvernements du monde entier ont fait de la propagation de fausses informations une bataille et ces derniers ont mis en place des cellules afin de minimiser les risques. « Nous voyons régulièrement la suppression de publications qui sont relatives à des questions politiques dans le monde. Nous pouvons par exemple parler du sujet du conflit au Proche-orient. Les publications pro-palestiniennes font parfois l’objet de censures de la part des réseaux sociaux. En réalité, ce sont les institutions étatiques chargés des contenus sur le net qui sont directement en lien avec les plateformes de réseaux sociaux, qui par le biais de requêtes peuvent clôturer des comptes ou des groupes », nous dit-il.
Si le créateur du groupe en question est débutant, il sera alors facile de remonter vers lui. Pour un professionnel il est très facile de cacher son identité via des ce qu’on appelle des Proxy Chain, en utilisant un faux compte, avec une fausse adresse et un pseudo et il sera donc plus difficile de retrouver l’individu en question.
Selon notre deuxième interlocuteur, tout est techniquement possible, à condition d’avoir les ressources suffisantes pour y arriver. « Cela demande beaucoup de ressources et de coopération avec les fournisseurs d’accès internet car c’est à travers eux que les adresses IP peuvent être bloquées. C’était notamment le cas sous l’ère Ben Ali avec le fameux « Ammar 404 », affirme-t-il.
Les experts en cybersécurité indique également que la question soulevée par le gouvernement concernant l’élimination des groupes dangereux et la poursuite des personnes à l’origine de la propagation de fausses informations permet de minimiser les risques et non de les éliminer car il est impossible de les éliminer complètement.
« Le problème en Tunisie, et même ailleurs dans le monde, est le manque de ressources humaines afin de pouvoir contrôler les groupes et publications malveillantes relayant de la désinformation ou des discours de nature dangereuse », nous dévoile l’un d’entre eux.
En effet, les spécialistes en cybercriminalité ou cybersécurité ne sont d’abord pas assez nombreux en Tunisie mais également pas assez rémunérés pour rester dans le pays. Selon les spécialiste interrogés, nombre d’ingénieurs partent à l’étranger car la demande est croissante dans ce secteur au sein même des gouvernements, et les rémunérations dix fois supérieurs.
« Aujourd’hui on parle notamment de « State Sponsored Hackers ». Il s’agit littéralement de pirates informatiques qui sont embauchés par les Etats afin de traquer les groupes relayant de fausses informations ou dangereuses pour la sécurité de l’Etat. Ce sont des véritables armées qu’on peut compter par milliers dans les différentes institutions d’un Etat », nous confie-t-il.
Une frontière fragile entre contrôle et censure
Le comportement général du commun des Tunisiens sur les réseaux sociaux varie largement, allant de la critique constructive à la désinformation et aux discours haineux. La ligne entre la dissuasion des comportements prohibés et la censure excessive est délicate à définir. Le défi réside dans la protection des libertés individuelles tout en empêchant l’abus de ces libertés pour semer la discorde ou répandre de fausses informations.
Les incitations à la violence, les discours haineux et la désinformation font partie des aspects qui nécessitent une réponse de l’État. L’objectif est de préserver la paix et la stabilité tout en respectant les droits fondamentaux.
La distinction entre la dissuasion et la censure est complexe. D’un côté, il est crucial d’empêcher la propagation de discours nuisibles et de désinformation. D’un autre côté, il est essentiel de ne pas entraver la liberté d’expression et le droit des citoyens à critiquer les acteurs publics. Dans une démocratie en évolution comme la Tunisie, trouver cet équilibre exige des efforts continus et une vigilance constante.
« Pour éviter d’en arriver à la censure afin de défendre les intérêts de l’Etat, il faut d’abord sensibiliser la population à l’utilisation des réseaux sociaux dans l’objectif de combattre la cybercriminalité avec la conscience et non la répression », conclut l’un des experts interrogé.
La critique, lorsqu’elle est constructive et fondée sur des faits, est un moteur de changement dans une société démocratique. Les hommes publics qui sont au service de l’État et du peuple doivent être tenus responsables de leurs actions. Cependant, la critique doit être ancrée dans le respect mutuel et la recherche de solutions plutôt que dans la polarisation et l’hostilité.