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Tunisie : La création d’un office va-t-elle résoudre le problème des aliments pour bétail ? Parole aux experts

La Tunisie est sur le point d’établir un Office national des aliments pour le bétail, dont le projet de décret définissant l’organisation administrative, financière, et les modes de gestion a été approuvé lors du dernier Conseil des ministres.

Cette décision intervient en réponse aux persistants problèmes liés à l’importation des aliments pour le bétail, aux lacunes dans le système de distribution, et aux défis de la production locale.

Si cette initiative s’avère comme étant louable, du côté des agriculteurs, le doute plane sur la réelle efficacité de cet organe dans la résolution d’un problème qui menace toute la filière de l’élevage.

Karim Daoud, éleveur laitier et membre du bureau exécutif du Syndicat national des agriculteurs tunisiens (SYNAGRI), ainsi que Bassem Chouchene, expert en alimentation animale nous livrent leur analyse sur le sujet.

Agriculteurs : Un nouvel office…pourquoi faire ?

D’après les autorités, les missions de cet office comprennent la contribution à l’élaboration des stratégies nationales et sectorielles visant à promouvoir les ressources liées aux aliments pour le bétail, tout en assurant une gestion efficace par le biais de pratiques de bonne gouvernance.

De plus, il sera chargé de définir et de satisfaire les besoins annuels en aliments pour le bétail du cheptel, de produire, d’importer, de distribuer, de commercialiser ces aliments, de constituer des stocks régulateurs et de mettre en œuvre toutes les interventions nécessaires pour réguler le marché.

L’office contribuera également à la réalisation d’études techniques et économiques liées au dispositif des aliments pour le bétail, y compris les estimations des coûts de production.

« Nous avons été surpris par cette proposition car nous disposons déjà d’instance qui permettent de réguler la filière », nous confie Karim Daoud. A cet, ce dernier rappelle qu’il existe déjà l’Office de l’élevage et des pâturages, la direction générale de la production agricole, l’office des céréales, l’institut national des grandes cultures et le groupement interprofessionnel des viandes et du lait. Il souligne également que le contrôle est sous la tutelle du ministère du Commerce. « Tous ces acteurs sont assez nombreux et ont assez de prérogatives pour se réunir et travailler sur la filière de l’alimentation animale et apporter des solutions », poursuit l’éleveur laitier.

De son côté, Bassem Chouchene, explique qu’il faudrait déjà faire une évaluation du travail mené par les instances existantes afin de comprendre où sont les lacunes ayant provoqué la crise de l’alimentation animale. « Des milliards ont été dépensés dans des projets sporadiques, qui n’ont donné aucun résultat », déplore-t-il.

Selon lui, il s’agit d’un gaspillage d’argent. « Cela ne va pas ouvrir la filière fourrage. Il faut encourager la culture de fourrage. Cet office ne sera rien de plus qu’une autre entreprise d’importation d’aliments concentrés pour moraliser le marché. Or le problème réside dans la ration de base des animaux à savoir le fourrage vert et sec. L’Etat va en quelque sorte concurrencer le privé. Au lieu de créer un office, il faut faire un projet de réception de collecte de fourrage », ajoute l’expert.

Nous avons besoin de plus de fourrages verts

L’alimentation animale occupe une place prépondérante dans le secteur agricole tunisien, représentant environ 70% du coût de production dans l’élevage de volailles, d’ovins, et de bovins.

L’alimentation animale se compose principalement de deux types : le fourrage vert et sec ainsi que les aliments concentrés. Ces derniers, fabriqués à partir de maïs et de soja, sont essentiellement importés, exposant les éleveurs aux fluctuations des marchés internationaux.

En raison de la sécheresse intense de ces 5 dernières années, les agriculteurs sont contraints d’augmenter les ratios d’aliments concentrés faute de fourrage vert et sec. Les fourrages verts et secs dépendent du climat. « Pendant les années de sécheresse il y a des tensions importantes sur ces cultures fourragères, comme c’est le cas depuis 5 ans. C’est la raison pour laquelle le prix du fourrage est passé de 15DT à 35DT la dalle ».

Ainsi, les aliments concentrés jouent un rôle majeur dans l’alimentation des volailles en Tunisie mais aussi dans celle des ruminants. Or les prix du soja et du maïs sur les cours mondiaux ont explosé. « Ces dernières années, les éleveurs de ruminants notamment souffrent de la hausse des prix de l’alimentation pour bétail mettant en péril la filière bovine surtout, d’où la crise récente du lait. Beaucoup d’entre eux ne tiennent plus le coup en raison de la baisse de la productivité de leurs animaux car en réalité ils n’arrivent plus à nourrir leurs animaux correctement, les contraignant à vendre leur cheptel et d’abandonner la filière », nous dit Karim Daoud.

Daoud suggère ainsi la diversification des produits pour les ruminants afin de trouver des alternatives moins coûteuses, soulignant la nécessité d’une stratégie de redynamisation de la filière.

Recommandations

Karim Daoud et Bassem Chouchene expliquent que cela fait de nombreuses années que les acteurs du secteur ont alerté sur la crise de l’alimentation animale. Selon eux, les solutions existent et peuvent être appliquée sans la création d’un office :

Diversification des importations : Proposer des alternatives moins coûteuses pour les ruminants en diversifiant les produits importés destinés à l’alimentation animale. « Il y a dans la liste des produits que l’on peut importer plusieurs qui sont disponibles sur les marchés internationaux sont vendus à des prix plus intéressants pour les bovins et les ovins notamment », affirme Daoud.

Réduction des tarifs douaniers : Revoir à la baisse les tarifs douaniers pour l’alimentation animale afin de rendre les importations plus accessibles.

Soutien aux agriculteurs : Encourager les agriculteurs à produire le fourrage nécessaire en soutenant financièrement et logistiquement cette initiative. Karim Daoud indique que beaucoup d’agriculteurs ont abandonné la rotation des cultures, nécessaire à la revitalisation des sols mais aussi à l’alimentation animale. « Il y a eu, quelques années en arrière, un soutien de l’Etat pour la culture du blé et donc les agriculteurs se sont engagé vers le blé étant sûr d’avoir un prix intéressant, délaissant la rotation des cultures dans laquelle les légumineuses sont éléments de l’alimentation animale. Dans sa stratégie de redynamisation de la filière de l’alimentation pour bétail, l’Etat dravait donc soutenir d’avantage les agriculteurs pour la culture des légumineuse ».

Optimisation des terres domaniales : Bassem Chouchen souligne la nécessité de solliciter l’Office des terres domaniales pour exploiter les vastes superficies de terre inexploitées en faveur de l’alimentation animale. Selon lui il y aurait un potentiel de 80.000 hectares qui pourraient être mis à disposition du fourrage animal.

Sensibilisation des éleveurs : Mettre en place des campagnes de sensibilisation pour encourager les éleveurs à améliorer la nutrition de leurs animaux, réduire les pertes et augmenter la productivité.

Facilitation des importations : Simplifier les démarches administratives pour les importateurs d’aliments pour bétail afin de favoriser une réactivité accrue en cas de tension sur les marchés. « Il faut permettre aux importateurs d’aliments pour bétail d’être plus réactifs en cas de tension en achetant des aliments moins chers. Mais la lourdeur des démarches administrative pour obtenir les agréments nécessaires à l’importation de ces aliments découragent les importateurs », relève Karim Daoud.

En somme, la création de l’Office national des aliments pour le bétail suscite des interrogations quant à son efficacité et à sa nécessité réelle, tandis que les experts proposent des alternatives et des actions concrètes pour aborder les défis spécifiques du secteur de l’alimentation animale en Tunisie.

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